Cette période charnière a vu le pays naviguer entre la nécessité d’investir massivement dans son développement et l’impératif de maintenir une dette soutenable.
Face à des ressources limitées et des besoins croissants, le gouvernement guinéen a dû faire preuve d’innovation et de prudence dans sa stratégie d’endettement. De l’évolution du stock de la dette à la diversification des sources de financement, en passant par le développement du marché financier intérieur, chaque décision prise durant cette période a contribué à façonner l’avenir économique du pays. Cette analyse approfondie nous plonge au cœur des défis, des succès et des perspectives de la gestion de la dette publique en Guinée, offrant un éclairage précieux sur les enjeux financiers auxquels font face les nations en développement dans leur quête de croissance et de stabilité économique.
Contexte et Objectifs
La réalisation des Objectifs du Programme de Référence Intérimaire PRI en Guinée exige des investissements considérables, notamment dans l’infrastructure, le capital humain, la résilience au changement climatique – La transition a porté le budget d’investissement à plus de 35% en moyenne du budget de l’Etat sous la période revue- . Cependant, comme dans de nombreux pays en développement, le gouvernement guinéen dispose de moyens restreints pour mobiliser des recettes publiques ou des investissements privés, tandis que les aides extérieures sont également limitées.
Le financement par l’emprunt joue un rôle crucial pour le développement de la Guinée, à condition que la dette soit bien gérée, transparente et utilisée dans le cadre d’une stratégie de croissance crédible. Un niveau d’endettement public non soutenable nuit à la croissance économique et a des conséquences préjudiciables pour les personnes les plus vulnérables. Cela freine les investissements privés, accroît les pressions sur les dépenses sociales et d’infrastructure, et limite les capacités du gouvernement à mettre en œuvre des réformes.
Évolution de la Dette Publique (2021-2023)
Évolution du stock de la dette publique :
2021 : 56 601,18 milliards GNF (35,52% du PIB)
2022 : 57 801,34 milliards GNF (33,94% du PIB)
2023 : 79 569,10 milliards GNF (39,29% du PIB)
2024 (prévision) : 33,61% du PIB
On observe une augmentation significative du stock de la dette entre 2021 et 2023, passant de 35,52% à 39,29% du PIB. Cependant, une baisse est prévue pour 2024 à 33,61% du PIB.
Composition de la dette :
En 2023, la dette était répartie comme suit :
Ce qui est intérieur : 50,64%
Ce qui est extérieur : 49,36%
Cette répartition relativement équilibrée entre la dette intérieure et extérieure témoigne d’une stratégie de diversification des sources de financement.
Service de la dette :
Le service de la dette a augmenté de 23,24% entre 2021 et 2023, passant de 12 767,10 milliards GNF à 15 723,55 milliards GNF. En 2023, 90,56% du service concernait la dette intérieure.
Tirages et émissions :
A noter une réduction de 40,35% des tirages et émissions entre 2021 et 2023, passant de 31 203,47 milliards GNF à 18 613,33 milliards GNF. Cependant, les émissions sur le marché financier intérieur ont progressé de 39,19% sur la même période.
Répartition des Paiements d’Intérêt et Remboursements de Principal
Les paiements d’intérêt ont augmenté de 128,78 milliards GNF en 2023, avec une répartition de 52,60% pour la dette extérieure et 47,40% pour la dette intérieure. Les remboursements de principal ont augmenté de 1 719,70 milliards GNF en 2023, avec une répartition de 6,21% pour la dette extérieure et 93,79% pour la dette intérieure.
Pour assurer la soutenabilité de la dette, il est crucial de continuer à surveiller et à ajuster les stratégies de financement en fonction des besoins de développement et des capacités de remboursement. La transparence et la gestion prudente des ressources publiques sont essentielles pour maintenir la stabilité financière à long terme.
Analyse :
Maîtrise relative du niveau d’endettement : Malgré une hausse en 2023, le taux d’endettement reste en-dessous du seuil de 70% fixé par la CEDEAO. La baisse prévue en 2024 indique une volonté de contrôle.
Rééquilibrage entre dette intérieure et extérieure : La part croissante de la dette intérieure peut réduire l’exposition aux risques de changement, mais augmenter la pression sur le marché financier national.
Augmentation du service de la dette : Cela pourrait peser sur les finances publiques à moyen terme, nécessitant une gestion prudente des dépenses.
Réduction des nouveaux emprunts : La baisse des tirages et émissions suggère une volonté de limiter la croissance de l’endettement, mais pourrait aussi refléter des contraintes de financement.
Développement du marché financier intérieur : L’augmentation des émissions sur le marché intérieur témoigne d’efforts pour mobiliser l’épargne locale.
Stratégie de Gestion de la Dette Publique
Le gouvernement a conçu une stratégie de gestion de la dette à moyen terme (SDMT 2020-2024) en 2019 et met en œuvre un plan d’endettement étalé sur deux à cinq ans pour répondre à ses besoins de financement de la dette et atteindre ses objectifs de gestion de la dette. La gestion de la dette publique en Guinée est régie par la déclaration de politique de la dette publique approuvée par le Conseil des ministres le 27 juin 2019. La politique de la dette publique est pilotée par un cadre de coordination qui est le Comité national de la dette publique appuyé par une Commission technique de la dette publique (CNDP) reconnue par le décret D/2014/057/PRG/SGG du 24 mars 2014.
L’objectif du MTDS est de fournir la meilleure combinaison possible de dette intérieure et extérieure (concessionnelle, semi-concessionnelle et non concessionnelle), tout en veillant à ce que les besoins de financement soient satisfaits et que le profil de risque de la dette soit amélioré.
La stratégie de gestion de la dette publique est définie dans le document de programmation budgétaire pluriannuelle (Cadre budgétaire à moyen terme (CBMT)/Cadre des dépenses à moyen terme (CDMT) 2020-2022). Elle se compose de :
Mobiliser des ressources sur le marché financier national
Préserver la viabilité de la dette à moyen terme et ne pas dépasser un niveau modéré de surendettement extérieur
Rembourser progressivement les arriérés de la dette intérieure accumulés au cours des années précédentes
Poursuivre les efforts pour apurer les arriérés extérieurs de longue date
Renforcer le cadre de gestion de la dette
Objectifs de la Stratégie de Gestion de la Dette
Comblement des besoins de financement : Assurer que le Trésor puisse faire face à ses obligations de paiement.
Gestion des risques : Maintenir les risques liés au portefeuille de la dette publique à des niveaux acceptables.
Réduction des coûts de financement : Garantir que les coûts associés à l’emprunt soient minimisés.
Développement du marché intérieur : Promouvoir et approfondir le marché des titres publics en Guinée.
Stratégie de Gestion de la Dette Intérieure
Il s’agit de mobiliser des ressources sur le marché financier national en s’appuyant sur la poursuite de l’émission de bons du Trésor, d’appels publics à l’épargne (APE) et sur l’introduction de nouveaux instruments de financement tels que les obligations du Trésor à moyen terme (3 ans). Les APE et les obligations du Trésor sont utilisés pour financer les investissements publics dans des secteurs préalablement identifiés, tandis que les bons du Trésor financent les besoins de trésorerie à court terme.
En matière de gestion de la dette intérieure, le Gouvernement mise sur le remboursement progressif (sur une période de sept ans) des arriérés accumulés les années précédentes selon des modalités bien définies tout en évitant l’accumulation de nouveaux arriérés afin de soutenir le secteur privé.
Stratégie de la Dette Extérieure
Le rapport de l’analyse de viabilité de la dette (AVD) du FMI (2021) montre que la Guinée court un risque modéré de surendettement extérieur, avec une marge de manœuvre limitée pour absorber les chocs. La Guinée est exposée à un risque modéré de surendettement extérieur, avec des possibilités limitées d’absorption des chocs. Bien que les indicateurs de la dette extérieure de l’outil de risque modéré ne dépassent pas leurs seuils respectifs, la Guinée est toujours considérée comme ayant une marge de manœuvre limitée pour absorber les chocs, car sa dette publique totale est considérée comme très proche de la zone à haut risque.
Analyse des Stratégies de Financement
Stratégie 1 (S1) – Plan de financement statu quo : Maintient la répartition des sources de financement observée en 2022-2023, avec 40 % de financement extérieur et 60 % de financement intérieur. Cette stratégie repose sur des financements concessionnels et semi-concessionnels, ce qui pourrait limiter la flexibilité en cas de besoin urgent de liquidités.
Stratégie 2 (S2) – Augmentation du financement extérieur : Propose d’augmenter progressivement la part des financements extérieurs à 50 % d’ici 2027. Cela pourrait permettre d’accéder à des ressources supplémentaires, mais expose également le pays à un risque accru de dépendance aux emprunts non-concessionnels, ce qui pourrait affecter la stabilité financière à long terme.
Stratégie 3 (S3) – Orientation vers les Obligations du Trésor : Vise à allonger les échéances des emprunts intérieurs en introduisant des Obligations du Trésor. En réduisant la part des bons du Trésor (BDT) au profit des Obligations du Trésor, cette approche pourrait améliorer la gestion de la liquidité sur le marché intérieur tout en répondant aux besoins de financement à moyen terme.
Stratégie 4 (S4) – Combinaison de financements extérieurs et d’ODT : Combine les éléments des stratégies S2 et S3, augmentant la part des financements extérieurs tout en remplaçant partiellement les BDT par des Obligations du Trésor. Cela semble être la stratégie la plus équilibrée, car elle permet de diversifier les sources de financement tout en développant le marché intérieur.
Stratégie Retenue pour le CBMT 2025-2027
La stratégie S4 a été retenue pour le Cadre Budgétaire à Moyen Terme (CBMT) 2025-2027. Cette stratégie est justifiée par la nécessité de réduire le risque de refinancement de la dette intérieure et d’éviter un recours excessif à l’endettement non-concessionnel. En augmentant progressivement les emprunts extérieurs tout en limitant les BDT, le gouvernement cherche à stabiliser sa situation financière tout en soutenant le développement économique.
Implications pour le Marché Financier
Pour soutenir cette stratégie, le gouvernement prévoit plusieurs actions :
Émission de titres publics à moyen et long termes : Cela vise à mobiliser des ressources pour des investissements porteurs de croissance.
Transparence et respect des calendriers : Ces éléments sont cruciaux pour renforcer la confiance des investisseurs.
Engagement du secteur privé : Le gouvernement cherche à impliquer davantage les particuliers et les institutions financières dans les opérations d’émission de titres publics.
La gestion de la dette publique en Guinée pour la période 2025-2027, à travers la stratégie S4, représente une approche proactive pour équilibrer les besoins de financement tout en minimisant les risques. En diversifiant les sources de financement et en développant le marché intérieur des titres publics, la Guinée pourrait améliorer sa résilience économique et sa capacité à faire face aux défis futurs.
Recommandations
Malgré ces progrès, des faiblesses persistent dans le cadre de la gestion de la dette, car la capacité de gestion de la dette n’a pas encore atteint son niveau critique. Des difficultés à mobiliser le financement du développement dans le cadre de la gestion de la dette :
Renforcer les capacités de gestion de la dette publique avec le soutien de l’assistance technique du FMI, du Trésor américain, de l’AFD et d’autres partenaires du développement.
Garantir la transparence, la participation des parlementaires et des citoyens au processus décisionnel, et la responsabilisation des acteurs étatiques impliqués dans la contraction et la gestion de la dette publique. Cette stratégie devra mettre en évidence les risques et les coûts de la dette. Elle permettra à l’autorité de gestion de la dette de se conformer à la loi organique sur les finances publiques (annexée à la loi de finances) au cours de l’exercice budgétaire.
Renforcer les capacités du département de la dette en matière de logiciels et de compétences méthodologiques sur l’analyse de la viabilité de la dette ( logiciel SYGADE) afin de disposer des compétences requises pour échanger avec les experts du FMI et de la Banque mondiale et s’approprier les résultats sur la viabilité de la dette.
Mettre en place une politique d’endettement intérieur durable.
Continuer à développer un marché national de la dette les obligations du Trésor à moyen terme .
Négocier des emprunts extérieurs à des taux concessionnels pour financer les investissements publics dans les infrastructures pour soutenir la diversification et la croissance économiques.
La gestion de la dette publique en Guinée sous le CNRD entre 2021 et 2024 a été marquée par des défis importants mais aussi par des efforts notables pour maintenir la soutenabilité tout en répondant aux besoins de financement du pays. Malgré une augmentation du stock de la dette, passant de 35,52% du PIB en 2021 à 39,29% en 2023, le taux d’endettement reste en dessous du seuil critique fixé par la CEDEAO (70%). La stratégie a visé un rééquilibrage entre la dette intérieure et extérieure, ainsi qu’un développement du marché financier intérieur. Cependant, l’augmentation du service de la dette et la réduction des nouveaux emprunts soulignent la nécessité d’une gestion prudente des finances publiques.
Pour l’avenir, la Guinée a adopté une stratégie (S4) visant à combiner l’augmentation progressive des financements extérieurs avec l’introduction d’Obligations du Trésor sur le marché intérieur. Cette approche cherche à diversifier les sources de financement tout en développant le marché des titres publics national. Néanmoins, des défis persistants, notamment le renforcement des capacités de gestion de la dette, l’amélioration de la transparence, et le développement continu du marché intérieur. La mise en œuvre réussie de cette stratégie, associée aux recommandations formulées, pourrait permettre à la Guinée de renforcer sa résilience financière et de soutenir son développement économique à long terme.
Mohamed Camara, Consultant
Tribune signée dans Emergence Mag N°28 – Août 2024